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13 janv. 2021
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Enquête: Quand le Covid-19 fait voler en éclats le tempo des défilés

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13 janv. 2021

Alors que les Fashion Weeks masculines ouvrent cette nouvelle année 2021 contraintes une fois de plus au format digital, la "normale" et effervescente édition hivernale de janvier dernier semble bien lointaine. Marquée par la pandémie du Covid-19, la mode a enregistré en 2020 de profonds bouleversements, qui ont poussé les maisons à s’éloigner des rituels du passé, telles les Semaines de la mode, aujourd’hui affaiblies par l’absence de nombreux ténors, et à explorer de nouveaux formats.


La collection masculine de Saint Laurent a été diffusée le 9 septembre - Saint Laurent


Obligées pour des raisons sanitaires à renoncer à leurs méga shows, de nombreuses maisons se sont, en effet, émancipées des traditionnels calendriers pour dicter leur propre tempo à travers d’autres solutions, souvent digitales mais pas uniquement, et surtout de nouvelles logiques. Jacquemus a ouvert le bal le 16 juillet, soit dix jours après la clôture de la première Fashion Week de Paris organisée sous forme digitale l’été dernier. Son défilé spectaculaire organisé dans une immense étendue de champs de blé dans le Val d’Oise pour une centaine d’invités a su créer non seulement un vrai moment de mode, mais a aussi collecté sur la Toile des centaines de milliers de visualisations. Le 29 juillet, Celine embrayait avec la vidéo sur sa collection masculine pour l’été 2021.
 
"Par le passé, les Fashion Weeks avaient deux cibles, la presse et les acheteurs, d’où la nécessité de concentrer un maximum d’événements dans un laps de temps circonscrit. Aujourd’hui, la campagne de vente se passe essentiellement en digital, le fashion show est donc devenu davantage un moment de spectacularisation destiné au client final, d’où l’importance de sortir du calendrier officiel et de se détacher d’un programme habituellement surchargé, pour s’attirer les projecteurs et multiplier les visualisations", décrypte Emanuela Prandelli, directrice du Master en Fashion, Experience & Design Management (MAFED) auprès de l’école milanaise SDA Bocconi. 

Saint Laurent a été la première à dégainer



La situation totalement inédite engendrée par la pandémie et surtout le confinement, qui a imposé de fait une pause à un système de la mode hystérique, a constitué l’étincelle. Le Covid-19 a ainsi accéléré un mouvement déjà en acte et permis aux marques de s’affranchir d’un cadre qui semblait jusque-là immuable. Saint Laurent a été la première à dégainer en annonçant dès le 27 avril 2020, qu’elle se retirait du calendrier officiel des défilés de 2020.

"Aujourd’hui plus que jamais, la marque contrôlera sa périodicité et légitimera la valeur du temps, à son rythme, tout en privilégiant le rapport aux personnes et à leur quotidien”, argumentait ainsi la maison. Le 9 septembre, la griffe de Kering dévoilait sur le Web la collection homme printemps-été 2021 de son directeur créatif Anthony Vaccarello à travers un film époustouflant catapultant les mannequins sur les toits de Paris dans une course à couper le souffle.
 
Positionnée parmi les premières sur ce timing inhabituel, elle a cumulé avec cette vidéo 3,6 millions de visualisations sur YouTube… contre 4,6 millions pour son dernier film dédié à la collection féminine pour l’été prochain, diffusé le 15 décembre. Tourné dans un décor magique de désert avec dunes à perte de vue, ce dernier opus pourtant moins spectaculaire que les exploits acrobatiques de l’homme, a sans doute bénéficié d’une meilleure communication et exposition. Mais aussi de l’habitude prise désormais par le public de considérer ces diffusions digitales comme de véritables moments de mode, à ne rater sous aucun prétexte.

"Défiler en dehors du calendrier garantit un moment de visibilité plus fort"



"Dans un moment de grande concentration, tel que l’offrent les Fashion Weeks, la compétition est extrême. Défiler en dehors du calendrier garantit un moment de visibilité plus fort. On ne compte plus le nombre de spectateurs, mais de clics", note Emanuela Prandelli, qui met en avant aussi "le changement du rôle des défilés, qui sert à la fois à communiquer vers le public et avec sa propre communauté en véhiculant messages et contenus sur les réseaux sociaux, mais qui est lié aussi à une nouvelle manière de concevoir les collections".
 

Jacquemus a dévoilé en juillet au milieu des champs ses collections homme et femme pour l'été 2021 e - © PixelFormula


Détachées des habituelles saisons hiver-été, ces dernières s’articulent de plus en plus autour de capsules, injectées au fur et à mesure, offrant aux marques autant d’occasions de communiquer à travers des événements spécifiques. A l’instar du projet Moncler Genius, avec sa série de collaborations avec des créateurs de tous les horizons, dont les collections sont lancées tout au long de l’année.
 
"La collection principale demeure, mais dans une logique de merchandising, d’où sont déclinées ensuite les capsules conçues avec un nombre limité de pièces et des produits plus ciblés grâce aux données recueillies par la data. On évite ainsi les stocks, tandis que le show se transforme en un moment d’interaction et de storytelling pour raconter son identité", souligne encore la professeure. "Dès le départ, le défilé est conçu comme un événement omnicanal, à la fois physique, digital et instagramable, s’intégrant dans un plan de communication plus large destiné à durer dans le temps bien plus que les 15 minutes du show habituel", précise-t-elle.

Un embouteillage sans précédent de présentations et shows en ligne


 
Cette nouvelle tendance à occuper de manière de plus en plus vorace le devant de la scène digitale, avec des "défilés-événements" virtuels ou filmés, a presque fini par provoquer le résultat inverse à celui recherché, avec un embouteillage sans précédent de présentations et shows en ligne en fin d’année. De quoi y perdre la tête entre collections homme et prêt-à-porter féminin, été et hiver, pré-collections et défilés majeurs, shows virtuels ou en présentiel, en France ou en Chine...
 
"Un certain nombre de ces présentations ont eu pour objectif de promouvoir des collections, qui arrivaient en magasin au moment de la réouverture des boutiques. C’est une temporalité, qui s’est rajoutée au calendrier habituel des pré-collections, donnant une impression d’événements en saccades", observe Serge Carreira, spécialiste de la mode et du luxe et maître de conférences à Science Po
 
Ainsi en octobre, pour ne citer que les plus importants, ont défilé avec leur collection femme printemps-été 2021: le 18, Lanvin à Shanghai, du 9 au 20, les designers Japonais Sacai, Comme des Garçons et Junya Watanabe, transférés pour l’occasion à la Fashion Week de Tokyo. Le 21, Mugler, qui n’a présenté que la première partie de sa collection, le 24 Raf Simons et le 26 Celine.

Puis, en décembre, les Internautes ont découvert pêle-mêle sur la Toile, le 5, le défilé Métiers d’Art 2021 de Chanel mis en scène à huis clos dans le château de Chenonceau, et le 6, la collection homme et femme pour l’automne-hiver 2021-22 de Balenciaga, à la fois via un défilé en réalité virtuelle destiné à quelques journalistes et sous forme de jeu vidéo accessible à tous sur le Web. 
 

Le défilé Métiers d'Art de Chanel le 5 décembre a précédé celui de Balenciaga le 6 - Chanel


Deux jours plus tard, le 8, c’était au tour de la pré-collection automne 2021 de Dior Men d’attirer les foules avec un show rassemblant 800 invités à Pékin, retransmis en direct sur le Web et générant plus de 100 millions de vues, tandis que les 14, 15 et 16 décembre, l’écurie du groupe Kering entrait en action avec les vidéos respectives de Bottega Veneta, Saint Laurent et Alexander McQueen présentant leur collection féminine pour le printemps-été 2021.
 
Auparavant, Louis Vuitton, sous l’égide de son directeur artistique pour l’homme Virgil Abloh, avait mis en place une autre stratégie pour présenter la collection masculine du printemps-été 2021, imaginant un défilé itinérant en trois étapes (Paris le 10 juillet, Shanghai le 6 août et Tokyo le 2 septembre), qui dévoilait à chaque fois "un peu de nouveautés et des choses déjà vues". Une idée reprise à nouveau en ce début 2021 avec l’opération "Walk in the park", consistant à égrener pendant un mois, du 8 au 31 janvier, toute une série d’événements entre expériences publiques, physiques et digitales, proposant au passage la vente de nouveaux modèles, mais aussi de rééditions spéciales d'accessoires (sneakers, bijoux, etc.).
 

Parvenir à prolonger le moment de communication



Cette démarche de proposer des pièces "upcyclées" déjà produites et commercialisées dans le passé, et de présenter la collection par épisodes, comme dans une série, permettant de prolonger le moment de communication et d’attention autour de la marque, a été explorée également par Gucci, du 16 au 22 novembre dernier, à travers son GucciFest. Une sorte de festival en ligne du cinéma, où le directeur artistique Alessandro Michele a pu mettre en scène sa nouvelle collection à travers un film en sept parties réalisé par le cinéaste américain Gus Van Sant, tout en donnant, en parallèle, de la visibilité à quinze designers émergents.
 
"Fondamentalement, et malgré tout ce qui a pu se dire sur l’industrie du luxe, elle a fait preuve face à la pandémie d’une flexibilité extraordinaire en s’adaptant rapidement à la situation. Nous sommes dans un moment d’innovation à travers de nouveaux projets, où la chose la plus importante est que cela reste un événement créatif", analyse Serge Carreira.
 
"D’une manière générale, les maisons sont devenues des médias. Elles ont la nécessité d’interagir et de se connecter avec leur communauté. Mais il y a des situations extrêmement diverses entre elles. Ainsi, les griffes, qui sont commercialisées uniquement à travers leur propre réseau de boutiques, ont pu plus aisément se détacher du calendrier. Avec les vidéos, d’autres ont remplacé les fameux défilés croisière, qui se tenaient dans des lieux mythiques et rythmaient auparavant le calendrier entre les Fashion Weeks", poursuit-il.
 

Une image du film de Gus Van Sant pour Gucci - ph Paige Powell - Gucci


Enfin, avec la pandémie et les réflexions qui l’ont accompagnée, plusieurs griffes ont diminué radicalement leur cadence et leur offre, ne proposant plus que deux collections par an au lieu de quatre, voire plus, précédemment.
 
Dries Van Noten a lancé le mouvement avec Marine Serre dans un manifeste publié en mai, où il plaide pour que les vêtements arrivent en magasin pendant la saison et y restent plus longtemps. Alessandro Michele, lui a emboité le pas, abandonnant "le rituel démodé des saisonnalités". Sa dernière collection dévoilée au cours du GucciFest, qui arrivera en magasin en avril, mélange ainsi les genres et les saisons. Y/Project vient d’annoncer à son tour son passage à deux collections annuelles pour laisser plus de place à la créativité.

Vers une réorganisation du cycle de production ?



Surfant sur ce mouvement, certaines marques ont réorganisé leur cycle de production et de livraisons se rapprochant d’un format "see now, buy now, wear now", consistant à dévoiler leur création au moment de leur arrivée en magasin. Cela a été le cas notamment de Mugler et de Michael Kors. Dernier exemple en date, les mini-défilés vidéos lancés par Dolce & Gabbana sur son site et ses réseaux sociaux, consacrés à ses pré-collections, directement disponibles à la vente sur son e-shop et dans ses boutiques à l'enseigne.
 
Cette myriade de projets et autres solutions innovantes ne fera pas disparaître pour autant les Fashion Weeks. "Le digital n’est pas une alternative, mais un ajout offrant une nouvelle forme d’expression aux maisons", estime Serge Carreira, convaincu par ailleurs du rôle irremplaçable de l’outil numérique dans la vente en gros, via les showrooms digitaux et la possibilité de zoomer sur les produits, qui permet aux entreprises de mode d’économiser temps et argent.
 
Mais selon lui, le défilé traditionnel est loin d’être supplanté. "Sur l’ordinateur, vous n’aurez jamais l’expérience d’un show, ni celle de Paris ou de Milan durant la Fashion Week. Et rien ne remplacera ce dialogue avec le créateur".

"Les Fashion Weeks concentrent en quelques jours et en un même lieu le monde entier. L’attention autour des événements est beaucoup plus importante et crée un effet de levier, rappelle-t-il. C’est aussi un moment de rencontres, d’émotions, d’échanges et d’interaction professionnelle, qui est indispensable. Sans oublier les jeunes maisons, qui ont besoin d'y faire découvrir leur produit de visu pour se faire connaître".  Et de conclure, "Tout ne se résume pas qu’au défilé".

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