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Xavier Lepingle (Intersoie): “La filière soie a des cartes à jouer mais peine à recruter”

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3 déc. 2021

Représentée par une quarantaine de PME et ETI employant près de 3.000 personnes, la filière française de la soie a une nouvelle fois montré sa résilience durant la crise sanitaire. Très majoritairement installée en Auvergne-Rhônes-Alpes, la filière opère à 70% à l'export, avec une production se partageant entre environ 70% de produits semi-finis destinés aux marques et 30% d'accessoires finis. Mais si la reprise est forte, elle se heurte aux difficultés de recrutement et aux coûts de transports, nous indique Xavier Lépingle. Le président de l'interprofessionnelle Intersoie, et directeur général d'Hermès Textile Holding, évoque pour FashionNetwork.com la question de la hausse des prix, les concurrents italiens et asiatiques, ainsi que le retour rêvé de la sériciculture, dernier chaînon manquant pour une filière entièrement Made in France.


Xavier Lépingle - @julien faure



FashionNetwork : Comment la filière soie a-t-elle traversé la crise sanitaire ?

Xavier Lepingle : Cela a été naturellement complexe, car les entreprises de la soie travaillent pour des marques dépendantes de boutiques, qui ont dû plusieurs fois fermer durant cette crise. Au pire de la crise, il y a donc eu un arrêt des activités, avec un relais pris par la production de masques. Soit en fournissant les matières, soit en les fabriquant directement. Il faut savoir que la soie a des propriétés respirantes et bactéricides intéressantes. Puis est venue en mai 2020 une reprise d’activité de la part des donneurs d’ordres du luxe et de la Haute Couture. La reprise a été assez forte pour elle.

Pour nous, fournisseurs, les effets de la crise n’ont cependant pas encore été effacés, car il y a un effet retard. Nous sommes dans une phase très positive. Certaines entreprises de la soie retrouvent en cette fin d’année leurs niveaux d’avant-crise. Pour les autres il faudra attendre l’année prochaine, si la pandémie ne repart pas. Si tout va bien, l’effet du Covid sur l’activité aura été annulé. Il nous restera alors un défi humain.

FNW : La filière soie peine à recruter ?

XL : Les commandes sont là, mais les bras sont moins présents. Comme des conducteurs de métiers à tirer, imprimeurs de ligne “à la lyonnaise”... Il y a derrière ça un problème de fond, car c’est un secteur qui a perdu en attractivité, avec des circuits de formation pas forcément très pourvus. Et cette situation s’est dernièrement aggravée avec l’accélération des volumes de commandes et l’engouement pour le Made in France. Il y a aussi derrière ça une tendance nouvelle: suite à la crise, les gens ont des aspirations différentes de ce qu’elles pouvaient être avant crise. Le secteur industriel, où il y a beaucoup de machines et d’activités “postées”, ce n’est pas ce qu’il y a de plus attractif aujourd’hui.

Sur le segment soie, nous faisons donc des efforts autour de la formation, pour donner leur chance à des gens qui ne sont pas forcément du secteur. On les sélectionne plus sur leur savoir-être, aptitude manuelle et curiosité, pour ensuite leur donner des formations diplômantes. Il y a ainsi beaucoup d'acteurs de la filière qui ont recours à des contrats de qualification professionnelle. Selon les métiers, cela va de six mois à deux ans pour être autonome.

D’un autre côté, nous recrutons aussi des dessinateurs, graveurs, coloristes, avec des formations du type Beaux-Arts et école de graphisme. Là, on arrive à recruter, car nous sommes une des rares filières où ils peuvent travailler si proche du produit. Nous n’avons pas non plus de problème pour recruter dans la logistique.

FNW : Connaissez-vous, comme d'autres filières, des difficultés d'approvisionnement et de transport ?

XL : L’une des caractéristiques de la filière française de la soie est qu’elle maitrise toutes les étapes, depuis la matière première jusqu’au produit fini. Sachant que la matière brute, la “flotte de soie”, n’est plus produite en France. A partir de la matière qui est importée d’Asie, on fait le fil, on tisse, on prépare le tissu, on l’imprime ou on le transforme en jacquard. Et nous sommes capables de faire des tissus aussi bien pour la Haute Couture que pour les accessoires et produits finis. Cela fait l’identité de la filière, avec des savoir-faire forts, qui ont survécu aux décennies de délocalisation dont on sort progressivement.

Non, nous n’avons pas connu de difficultés pour trouver de la matière. Il y a souvent une sécurisation chez nos adhérents pour s’assurer des stocks qui leur sont destinés. En revanche, là où nous avons eu des tensions, c’est sur le transport. Un conteneur qui valait 2.000 euros est presque à 20.000 aujourd’hui. Il faut y ajouter une tension sur les coûts de main-d’œuvre, comme partout dans le monde. Nous repartons dans une logique d’inflation. Le prix d’achat va monter, les coûts de transport aussi. Cela va être un peu lissé par les stocks existants, mais va il y avoir un impact réel qui va se faire sentir sur les prix. 



@julien faure



FNW : Hausse des coûts qui va pousser les fabricants à renier sur leurs marges ?

XL : Cela va être comme toujours une négociation, mais je pense que les entreprises françaises de la soie n’ont pas suffisamment de latitude pour prendre sur elles une grosse partie de cette augmentation. Car ce sont des entreprises qui connaissent déjà de fortes tensions de rentabilité. Pour beaucoup d’entre elles, il y a des cycles d’investissement et de renouvellement d’investissements qui sont lourds. Donc il faut pouvoir financer ces investissements. Je pense donc que la grosse majorité de l’effet prix sera prise en charge par les marques, qui souvent ont cette capacité à les absorber: nous n’opérons pas là sur le marché des commodités.

FNW : Si seule manque à la filière la sériciculture, peut-on envisager son retour en France ?

XL : C’est une question d’équation économique. N’oublions pas que dans les années 60 nous produisions encore de la soie en France. C’est parti pour des raisons économiques, car en Europe la consommation de soie tire vers le haut de gamme, là où par exemple en Inde il y a beaucoup de soie bon marché. Donc la part de la soie dans les achats a baissé. Un autre point est le coût de production de la soie. La matière nécessite des mûriers et un élevage de vers. Vers qui ne mangent que des feuilles fraîches. Dans un pays comme la France, où il y a un hiver, on n’a donc pas autant de cycles de production qu’en Chine ou en Inde. En outre, cela reste un métier très manuel, et le coût de main-d’œuvre n’est pas compétitif. 


Maintenant, relocaliser si l’éco-conscience grandit et qu’on est prêts à payer le prix, je pense que nous avons une chance, c’est que les mûriers sont toujours là: on a arrêté l'élevage, mais on n’a pas coupé les arbres. On voit quelques retours anecdotiques de production de soie à l’échelle artisanale. Et il y a aussi des évolutions de pratiques qui laissent penser qu’à terme on pourra revenir avec de la soie en Europe. Mais c’est à horizon 10-15 ans. Mais la prise de conscience vis-à-vis de l’impact environnemental de la mode est porteur, pour la soie.

La soie, "une matière très écoresponsable"



FNW : La responsabilité joue en la faveur de la soie ?

XL : Il y a une certaine fierté de la filière liée à la matière elle-même. C’est une matière très écoresponsable. Elle nécessite tout d’abord de planter des arbres, à l’heure où tout le monde veut planter pour compenser les émissions carbones. Ensuite, elle se base sur la production d’un insecte qui ne supporte pas les pesticides, produits chimiques et autres. La soie consomme par ailleurs relativement peu d’eau, même s’il y a un enjeu là-dessus au moment de vider les cocons. Et c’est par ailleurs une matière biodégradable, car c’est une protéine. Ce qui fait une matière biocompatible, qui ne pose pas de problème vis-à-vis de la peau. Face aux matières issues de la pétrochimie, ou à celles nécessitant des intrants chimiques, comme le coton et autres, la soie a donc beaucoup d’atouts. Quand le secteur basculera, comme le fait l’automobile, vers des ressources non pétrolières, il faudra trouver des solutions sensées. Et la soie a de belles cartes à jouer. 

FNW : La filière souffre-t-elle d'un manque de soutien ?

XL : La filière est soutenue. Il y a des points d’attention sur lesquels il faut être vigilant. Comme l’évolution des normes, qui va parfois plus vite que l’évolution des moyens des sociétés qui doivent les appliquer. Notamment dans le traitement des eaux: il faut agir, c’est évident, mais on voit apparaître des normes plus exigeantes que celles appliquées aux communes. Et nos entreprises se retrouvent à devoir mener des investissement prohibitifs. Quand il faut pour une PME investir plusieurs millions d’euros, cela peut-être compliqué, et il y a besoin de compréhension et d’accompagnement.

Nous devons également renforcer nos formations. Nous avons la chance en Rhône-Alpes d’avoir toujours notre écosystème de formation, que ce soit Bac Pro, BTS, ou écoles d’ingénieurs. Mais il faut les soutenir, pour que ces structures attirent. Les pouvoirs publics doivent revaloriser ces métiers industriels.

Il y a eu du mouvement dans les fonds de réindustrialisation et de stimulation. Les moyens sont là, le problème n’est pas strictement financier. Il faut surtout continuer à construire une stratégie de filière industrielle. Et une réflexion sur notre consommation de produits traversant la planète.


@julien faure



FNW : Qui sont vos principaux concurrents, aujourd’hui ?

XL : Notre concurrent le plus proche, c’est l’Italie. Et nous voyons en ce moment des volumes revenir de chez eux. Car je pense que l’Italie a plus souffert que nous de la crise. Leur filière soie tourne autour de bassins de savoir-faire (tisseur, filateur, imprimeur…) où des communautés mutualisent l’activité. Là où en France, nous fonctionnons par filières verticalisées, qui appartiennent ou sont fortement liées à des donneurs d’ordres et grandes marques. Le modèle italien se bat sur l’attractivité prix et la réactivité. Mais ils n’ont pas de soutien aussi fort dans le temps. On préserve mieux une filière qui vous appartient qu’un simple sous-traitant.

FNW : Et l’Asie, faut-il s’inquiéter face à la montée en gamme des productions ?

XL : Sur nos marchés, non ! Après, ce sont des gens qui progressent, qui ne restent pas sans rien faire à nous regarder. Ils observent, testent, et s’améliorent. La difficulté qui est la leur, c’est de comprendre ce qu’est la mode. Pour cela, il ne suffit pas d’avoir des moyens et des bras: le style de s’invente pas. En termes de qualité, ils ne sont pas au niveau de nos réalisations. Notamment parce qu’ils ont une culture “volume”. Là où en France et Italie nous sommes dans de la haute facture, nous y mettons le temps nécessaire, pour toucher un marché très exigeant. Là où l’Asie reste portée sur la quantité. Mais il faut rester vigilant. Cela nous évite de nous endormir sur nos lauriers.

FNW : Parvenez-vous à faire revenir des commandes qui sont parties en Asie ?

XL : Non, ce n’est pas encore le cas. Par contre, nous voyons de plus en plus de marques qui se créent, et viennent directement se sourcer en France. Ce sont beaucoup de DNVB ou de marques à circuits courts (1083, Le Slip Français, Maison Samson…) qui viennent passer des ordres chez nos adhérents, qui, parce qu’ils sont des PME ou ETI, sont en mesure d’accepter ces productions courtes. 

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