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24 avr. 2023
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Sourcing: vers un surcoût douanier pour la mode liée aux travailleurs pauvres

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24 avr. 2023

Avec le “mécanisme équitable aux frontières”, deux eurodéputés entendent imposer un coût supplémentaire aux portes de l’Europe sur les biens produits par des travailleurs pauvres. Pour FashionNetwork.com, l’eurodéputée centriste française Valérie Hayet explique ce projet mené avec son co-rapporteur, l’élu portugais José Manuel Fernandes.


L'Eurodéputée française Valérie Hayet visitant une entreprise textile bangladaise le 13 avril dans le cadre d'une mission parlementaire - Cabinet parlementaire de Valérie Hayet



Un entretien réalisé alors que l’élue vient de mener, dix ans après le drame du Rana Plaza, un voyage officiel au Bangladesh. Un travail préparatoire au futur mécanisme dans le cadre duquel elle a été accueillie par le ministre bangladais des Affaires Etrangères Shahriar Alam, et par les dirigeants de la fédération locale du textile-habillement, le BGMEA.

Ce projet de “mécanisme équitable” prévoit de faire payer aux importateurs un montant correspondant à l’écart entre le salaire pratiqué dans le pays d’origine, et le salaire qui permettrait aux travailleurs de sortir de l’extrême pauvreté. Le mécanisme prendrait en effet pour base de calcul le seuil d’extrême pauvreté établi, pays par pays, par la Banque Mondiale*. 

“Aujourd’hui au Bangladesh le salaire minimum est de 2,5 dollars par jour”, indique Valérie Hayer. “Or, le seuil d’extrême pauvreté est identifié à 3,65 dollars. Notre message aux multinationales serait ceci: soit vous faites en sorte que les ouvriers soient mieux rémunérés au Bangladesh, soit vous paierez la différence à l’entrée dans l’Union européenne, soit 1,15 dollars dans le cas du Bangladesh.”.

“Les grands groupes ont largement les marges”



Si l’outil adopterait une approche pays par pays, elle ouvre néanmoins la porte à des exceptions dans le cas de fournisseurs locaux vertueux. Dans le cas où une marque pourra justifier que son fournisseur local applique des salaires dépassant le seuil d’extrême pauvreté, elle pourra échapper à cette charge supplémentaire. 

“Dans le cadre du Devoir de Vigilance, il y a un angle mort qui est la question des salaires”, estime Valérie Hayer. “Au Bangladesh, politiques, entreprises et représentants du personnel confirment d’ailleurs qu’il y a encore un tabou sur la question. H&M et Zara me disent qu’ils payent déjà au-delà du seuil. Si c’est effectivement le cas, cela n’aura aucun impact pour ces marques. Mais on parle là de toute façon du seuil d’extrême pauvreté: les grands groupes ont largement les marges pour couvrir ces hausses de salaires.”.

L’Eurodéputée souligne par ailleurs que, dans ce qui lui a été présenté au Bangladesh comme une usine modèle, les travailleurs sont payés 2,5 dollars par jour, avec au moins 10 heures de travail quotidien, six jour sur sept. “Et malgré cela, ils n’arrivent pas à survivre. Et ce sont les grandes marques qui en profitent”, pour l’élue européenne. Elle confie avoir constaté sur place l’écart entre le salaire revendiqué par de grandes marques et le salaire réellement perçu localement.

Distorsion de concurrence et répercussion des coûts



Ce projet pose plusieurs questions. Tout d’abord, dans le cas où une marque tentera de justifier de salaires situés au-dessus du seuil observé, comment vérifier ces montants ? Sur ce point, le projet s’appuie sur le Devoir de Vigilance, qui va imposer aux entreprises une documentation sur leur approvisionnement. Dans le cas du Bangladesh, explique Valérie Hayer, cette preuve pourrait aussi provenir des paiements via mobile qui, comme le rapportait FashionNetwork.com, sont devenus la norme dans le pays à l’occasion de la crise sanitaire.

Autre problème: les filières asiatiques s’inquiètent, à chaque hausse du salaire minimum, de voir fuir les marques vers des pays moins chers, et moins regardants d‘un point de vue social. Pour Valérie Hayer, le futur mécanisme ne poserait pas ce problème, puisque le coût supplémentaire concernerait l’ensemble des pays fournisseurs, de la Chine à l’Éthiopie: ceux ayant les plus bas salaires étant destinés à être les plus taxés.

Autre problème, et non des moindres: comment s’assurer que les marques ne feront pas peser le surcoût appliqué aux portes de l’UE ? Dans le cas du Bangladesh, nombre de marques ont continué à tirer vers le bas le prix de leurs fournisseurs, tout en leur demandant d’investir lourdement dans la sécurité et la RSE. 


L'Eurodéputée Valerie Hayer reçue le 10 avril par Shahriar Alam, ministre des Affaires étrangères du Bangladesh - Ministère des Affaires étrangères du Bangladesh


"C’est effectivement ce point qui nous a fait changer la formulation du projet, que nous ne voyons plus comme une taxe", indique Valérie Hayer. Qui pointe néanmoins que les industriels bangladais rencontrés n’ont pas exprimé de crainte sur ce point. “Si les multinationales répercutaient le montant en ayant des exigences de prix encore plus bas, cela, nous serons en mesure de le vérifier et de le contrôler: c’est là un filet de sécurité qu’il faut encore que l’on élabore, notamment avec les marques.".

Pour l’élue, c’est aussi aux filières locales, pays par pays, de mieux se protéger en allant vers une coordination sur les prix. “Aujourd’hui, les fournisseurs d’un même pays se font concurrence entre eux”, explique l’élue. “Ils devraient établir entre eux des prix planchers pour que les multinationales cessent de chercher les prix les plus bas.”.

Rentrées d’argent et calendrier d’application



Au-delà de l’incitation à augmenter les salaires dans les pays fournisseurs, ce projet a aussi vocation à occasionner des rentrées d’argent attendues par l’UE. “A l’heure où nous devons financer le plan de relance, l’idée est de renforcer le budget européen avec ces ressources propres”. Ressources propres dont Valérie Hayer et José Manuel Fernandes ont notamment la charge au sein Parlement.

Taxe carbone aux frontières ou taxation des 100 plus grandes multinationales font partie d’une première salve de “ressources propres” actuellement en négociation. Le “mécanisme équitable aux frontières” entend lui faire son chemin dans la salve suivante, qui doit être être mise sur la table par la Commission européenne en septembre.

Pour influencer l’orientation de la Commission, le mécanisme est pour l’heure intégré à un rapport d’initiative qui vient d’être voté le 17 avril par la Commission des Budgets du Parlement. Ce même rapport doit maintenant être voté en session plénière du Parlement en mai prochain, avant de faire son chemin jusqu’à la Commission européenne.

Vote le 25 avril sur le Devoir de Vigilance



D’ici-là, le Parlement européen doit se prononcer mardi 25 avril sur sa position quant au Devoir de Vigilance. Les dernières négociations ont été clôturées par la Commission des Affaires Juridiques dans la nuit du 17 au 18 avril. “L’accord trouvé a le soutien des groupes BPE (à droite), Renew (centristes), des verts, des socio-démocrates et de la GUE (à gauche)”, indique Valérie Hayer. 

Valérie Hayer indique à FashionNetwork.com qu’elle rencontrera des dirigeants de marques de mode dans les prochaines semaines. Si l’anniversaire du Rana Plaza est l’occasion d’illustrer ce projet européen par le textile, le dispositif concernerait également d'autres secteurs, comme l’extraction minière, au coeur d’un prochain voyage de l’élue française au Mozambique. Et pourquoi pas bientôt l’électronique.


*Il existe trois
 seuils, selon le PIB par habitant des États:
-Économies à faible revenu (ex. : Madagascar, Rwanda, Ethiopie) : 2,15 $ par jour
-Économies à revenu moyen inférieur (ex. : Bangladesh, Vietnam) : 3,65 $ par jour
-Économies à revenu moyen supérieur (ex. : Chine, Thaïlande, Brésil) : 6,85 $ par jour
 

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