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11 avr. 2022
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Eureka Fripe, dans les rouages d’un grossiste de mode vintage

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11 avr. 2022

Tee-shirt à pois, veste du Tyrol, jupe à sequins… Pour chaque typologie de vêtements, il existe chez Eureka Fripe un ballot dédié, qui peut rester stocké des dizaines d'années avant d'être ressorti selon l'émergence -ou le retour- d'une tendance mode. Dans une ancienne usine en briques située le long de la Seine, à Amfreville-la-Mi-Voie (au sud de Rouen), l'entreprise normande stocke 16 millions de vêtements d'occasion -soit plus de 2.000 tonnes- dans plusieurs salles et entrepôts reliés, sur 24.000 mètres carrés. Chaque semaine, près de 50 tonnes débarquent sur place, en provenance d'usines de tri du monde entier. A la fois grossiste et propriétaire de plusieurs enseignes (Kilo Shop, Hippy Market…), Eureka Fripe a été fondée en 1974 par Bernard Graf, qui a débuté quelques années plus tôt en revendant sur les marchés les vêtements délaissés du pressing de ses parents. Aujourd'hui, une seconde jeunesse s'offre à la société du groupe DB Invest grâce à l'engouement grandissant pour l'habillement de seconde main. Comment fonctionne cette fourmilière aux antennes internationales?


A gauche, tri des vêtements; à droite, Eric Rey, le directeur retail de DB Invest - DR


Pas de machines ou d'automatisation dans l'entrepôt, l'expertise d'Eureka réside dans le tri manuel des vêtements et le flair de ses salariés pour anticiper les achats pertinents de stocks d'habits d'occasion. Un savoir-faire presque artisanal pour des quantités industrielles.

Dans plusieurs grandes salles, après s'être vu confier un stock à trier, les employés du site (70 personnes) disposent devant eux une dizaine (ou plus) d’arceaux au sein desquels ils doivent dispatcher les articles selon leur forme, leur style ou leur couleur… Un travail de fourmi, pour lequel il faut avoir l’œil. Ensuite, selon les besoins, un salarié peut étiqueter ces pièces, leur ajouter un antivol et les mettre sur cintre, à raison d'une trentaine traitées par heure.

Des fripes achetées sur tous les continents



Eureka Fripe ne s'approvisionne quasiment pas en France, où le marché de la seconde main progresse pourtant. Outre son site central en Normandie, la société dispose d'entrepôts installés au Japon (12.000 mètres carrés), en Australie, aux Etats-Unis et aux Pays-Bas, où transitent les lots acquis par ses acheteurs auprès d'usines dédiées à la fripe, implantées en Europe de l'Est, en Asie ou à Dubaï par exemple. Celles-ci s'approvisionnent auprès d'organismes de collecte locaux, et effectuent un premier tri, à raison de 50 à 300 tonnes passées en revue chaque jour.


Un employé peut sélectionner, étiqueter et mettre sur cintre une trentaine de pièces par heure - DR


"Nous ne récupérons que 1% des pièces qui transitent dans ces usines, à qui nous formulons des demandes précises. Par exemple, après avoir été ringards, les jeans taille haute sont revenus en force il y a trois/quatre ans, et c'est désormais le pattes d'éph' et la taille basse qui font leur retour", énonce Eric Rey, directeur retail du groupe DB Invest, qui décrit une résurgence de la mode des années 2000.

Le fondateur Bernard Graf s’installe toujours à la terrasse des cafés pour ausculter les tenues des passants et cultiver son intuition "de ce qui va se vendre", expose-t-il. "Il était plus facile pour nous d’être avant-gardistes il y a vingt ans, quand les looks des défilés arrivaient sur le marché neuf mois plus tard… Aujourd’hui, Zara recopie ces tendances en quelques semaines. Notre rôle est maintenant de surprendre avec des produits de qualité ou des coloris inédits. On doit faire des paris, et se demander: ‘qu’allons-nous commencer à accumuler?’."


Le fondateur, Bernard Graf, expose son savoir-faire: "avoir un temps d'avance sur la mode et savoir reconnaître un vêtement de qualité." - DR


L'entreprise aux 300 salariés peut conserver des pièces des décennies avant leur retour potentiel à la mode. Mais elle n'achètera plus de vêtements en vraie fourrure face à une chute de la demande. Le cuir pourrait peut-être suivre le même chemin dans les années à venir. Parmi les denrées rares, se trouvent les fameux Levi's 501, dans les petites tailles. "Leur qualité était meilleure il y a vingt ans, et ce modèle vintage vaut peut-être plus cher qu'un jean qui sort d'usine, estime Eric Rey. On observe globalement une baisse de la qualité générale des produits récents."

Deux tiers de clients internationaux



Après avoir effectué l'ultime étape de tri dans son entrepôt, Eureka Fripe accueille sur place des acheteurs professionnels, des gérants de friperies et de multimarques, des e-commerçants ou encore des grands magasins qui viennent lui acheter des vêtements d'occasion, après avoir fouillé dans des grands bacs et fait leur sélection. Les deux tiers d'entre eux sont internationaux. La transaction peut se faire à la pièce ou au lot, et également par téléphone. "Notre activité de grossiste enregistre une croissance de 100% par an depuis quelques années", se félicite Philippe Schelker, responsable des ventes d’Eureka Fripe. 20 à 30 tonnes de vêtements sont réexpédiées chaque semaine par la société.


Un acheteur sélectionne ses pièces - DR


Des costumiers de cinéma et des stylistes ont aussi leurs habitudes dans ces allées aux allures de caverne d'Ali Baba. "De plus en plus de marques viennent chez nous pour trier et récupérer leurs propres pièces, comme Diesel par exemple. C’est un phénomène assez nouveau", observe Eric Rey.

Pour fixer les prix, pas de référentiel unique. Selon l'année, la rareté ou la force de la demande, ils peuvent drastiquement évoluer. Un tee-shirt peut démarrer à 7 euros et être exceptionnellement étiqueté jusqu'à 200 euros s'il s'agit d'une pièce de collection. "En règle générale, le prix de vente d'origine est minoré de 90%" indique Eric Rey.


Les locaux d'Eureka Fripe bordent la Seine - DR


Les vêtements trop abîmés, ou défectueux, sont voués à être upcyclés ou amenés à la déchetterie (10% du gisement environ). Une couturière, Béatrice Leblanc, qui a fait ses classes dans la haute couture, travaille au sein de l'entreprise pour réparer certaines pièces (accrocs, boutons…) et revaloriser des vêtements invendables afin d'en faire des sacs, des chouchous ou tout autre produit mode à remettre sur le marché. 

"L’upcycling est l’avenir de la fripe, juge Bernard Graf. Si les consommateurs commencent à brider leur consommation de mode, et se mettent à réparer leurs vêtements, ils donneront moins de pièces. Nous n’aurons que des vieux vêtements que l’on devra donc transformer, recouper..." 


Vitrine Hippy Market; et intérieur d'un Kilo Shop, qui propose la vente au poids - DR


Le groupe DB Invest possède aussi une casquette de commerçant, à destination du consommateur final. Il pilote plusieurs enseignes aux positionnements plus ou moins premium (Kilo Shop, Hippy Market, Kiliwatch, Culture Vintage), qui totalisent en France 22 boutiques et 38 corners en grand magasin (Galeries Lafayette/BHV Marais). Eureka a aussi été sollicité ces deux dernières années pour aider des acteurs traditionnels à tester le principe de l'occasion, comme Pimkie et Eram.

L'an dernier, Kilo Shop est entré en centre commercial, à Nice Cap 3000 et Lyon Part-Dieu. "Deux adresses qui fonctionnent bien mais qui conservent une vraie marge de progression, car on sent que les visiteurs des centres commerciaux ne sont pas encore forcément prêts à acheter de la seconde main", explique Eric Rey, qui précise se focaliser sur la franchise comme axe de développement et exclut la vente en ligne, "qui ne serait pas assez rentable".

Objectif 50 boutiques 



Son objectif est de doubler le réseau français à l’enseigne pour atteindre une cinquantaine d’adresses dans trois ans, toutes enseignes confondues. En 2022, des magasins vont ouvrir à Aix-en-Provence, Strasbourg et Paris (au sein des Ateliers Gaîté à Montparnasse, qui doivent ouvrir en septembre).


Dans ses magasins, Hippy Market (ici à Rouen) propose une déco vintage - DR


Le chiffre d'affaires du groupe, qui s'est élevé à 42 millions d'euros en 2021 (dont 40% grâce au retail), pourrait continuer de croître à mesure que la demande pour la mode d'occasion s'ancre dans le paysage mondial.

"Bien que l'entreprise ait plus de 40 ans, nous sommes au commencement d'une histoire. On ne peut pas continuer de vivre et de consommer comme avant, en détruisant la planète", martèle Eric Rey, misant sur l'appétit pour la fripe de la génération Z, qui, n'étant pas à une contradiction près, reste tout de même avide de fast-fashion.

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