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29 juil. 2021
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Emmanuel Pradère (Experienced Capital) : "Un verrou a sauté pour la consommation digitale"

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29 juil. 2021

Avec Elie Kouby et Frédéric Biousse, Emmanuel Pradère a fondé le fonds Experienced Capital il y a moins de cinq ans. La structure vient d'annoncer la cession de sa première participation avec la revente de ses parts dans la marque d'optique Jimmy Fairly à HLD. Le dirigeant, qui glisse consulter plusieurs dossiers pour de nouvelles prises de participation, revient pour FashionNetwork sur ce mouvement d'envergure. ECP reste au capital de onze marques de mode (Le Slip Français, Balibaris, Sessun, Soeur, Figaret, Maison Standards), de beauté (L:A Bruket, Oh My Cream), de décoration (NV Gallery) ou de loisirs (Bam Karoaké, Dynamo). Des acteurs qui ont, selon le dirigeant, su traverser les 18 mois de crise liée à la pandémie de Covid-19 et ont revu leurs ambitions digitales. Explications.


Emmanuel Pradère - Experienced Capital Partners



FashionNetwork.com : Tout d’abord, vous venez d'annoncer être entré en négociations avec HLD pour céder vos parts dans Jimmy Fairly. C'était l'une des premières participations d'Experienced Capital Partners, dans laquelle vous aviez pris 47% en 2017. Comment appréciez-vous cette étape?
 
Emmanuel Pradère :
L’opération reste soumise à la consultation du personnel mais, pour ses modalités, elle est bouclée. Nous sommes très heureux d’avoir accompagné la marque au tout début de l’histoire. Quand nous sommes entrés, la société faisait 6 millions d’euros de chiffre d’affaires. Là, elle fait 40 millions. Il y a eu une belle accélération, une structuration, des prises de parts de marché, de visibilité. C’est une pépite de l’optique de demain.

FNW : Certaines sources évoquent à présent une valeur d’entreprise de l’ordre de 150 millions d’euros. En quoi votre histoire avec Jimmy Failry valide-t-elle l'approche d'Experienced Capital Partners?

EP : 
Nous ne commentons pas sur les chiffres à notre entrée ni à notre sortie d’une participation. Mais c’est une très belle opération.  Cela démontre la capacité d’Experienced Capital qui possède un modèle un peu atypique dans le private equity.

Nous avons deux spécificités. La première c’est que nous sommes spécialisés dans des marques direct to consumer premium. La seconde c’est que nous avons un modèle très opérationnel, avec sept experts métiers qui sont salariés et interviennent très précisément dans les participations pour les aider à accélérer leur développement. La valeur que nous avons pu créer sur le projet Jimmy Fairly démontre l’intérêt opérationnel.

Jimmy Fairly, créé en 2010, était passé de 0 à 6 millions d’euros, avec des fondateurs géniaux qui avait eu l’idée de cette marque premium qui allait transformer le marché en intégrant toute la chaîne de création de valeur. Mais en termes de calage de la stratégie et d’exécution opérationnelle, cela peinait à décoller. En quatre ans et demi, nous sommes passés de 6 à 40 millions mais surtout un Ebitda supérieur à 10 millions d’euros. C’est la preuve que nous avons réussi à insuffler une excellence opérationnelle qui a permis à la société de se développer en France et à l’international.

FNW : C’est le premier deal de sortie pour ECP. Est-ce que c’est une préparation particulière? Comment dit-on "Au revoir" à une entreprise et des entrepreneurs que l’on a accompagnés pendant quatre ans?

EP :
Le closing n’a pas encore eu lieu donc on ne s’est pas encore vraiment dit au revoir. Dans ma carrière j’ai travaillé sur des fusions-acquisitions pendant dix années, donc je connais bien ce type de sujets. En l’occurrence c’est une période très intéressante car avant de lancer le processus, nous réfléchissons à nouveau avec les fondateurs à la stratégie future de l'entreprise. Finalement, cela donne un peu le sentiment de voir ses enfants grandir et commencer à partir de la maison. Nous avons accompagné une participation pendant près de cinq ans et elle va continuer à grandir sans nous. Notre plus grande fierté sera si la stratégie de Jimmy Fairly dans les années qui viennent est, au moins pour partie, celle qu’on avait imaginée avec les deux fondateurs. C’est ce qui s’est passé quand nous avons quitté SMCP. C’est une satisfaction. Et ce qui a été aussi très agréable, c’est que beaucoup de marques d’intérêt ont été manifestées pour cette société.
 

La boutique Jimmy Fairly de Cannes - DR


FNW : Lors du premier confinement, vous évoquiez deux comportements possibles de la part des consommateurs à l’issue de cette crise: une surconsommation ou une consommation plus responsable. Après trois confinements, comment analysez-vous les comportements des consommateurs de vos participations?

EP :
Nous avons des clients qui agissent en consommateurs avertis et consomment un peu moins mais plus juste. Il y a quatre ans et demi nous avons créé ECP sur le constat que la consommation était en train de changer. Que l’apparition du digital, pas seulement la part des ventes en digital mais aussi la présence sur les réseaux sociaux, transforme la relation avec les clients. Nous considérons que les marques qui vont gagner sont celles qui peuvent créer une émotion et sont porteuses d'un sens qu’elles véhiculent via les réseaux sociaux, mais aussi avec quelques lieux physiques qui permettent d’offrir au client une expérience sensorielle. Nous avions constaté une attente de marques plus petites, plus communautaires, plus affinitaires, et surtout plus porteuses de sens dans tous les segments de la consommation. Nous continuons de penser que nous allons vers une consommation plus ciblée, sur des marques plus justes. Ce sont des marques sur lesquelles nous essayons d’être.

FNW : Les 18 mois qui viennent de s’écouler vous ont confirmé cela?

EP :
Tout à fait. Toutes les marques qui sont sur un milieu de gamme, qui ont un produit qui ne se démarque pas en qualité, qui ne sont pas les mieux positionnées en prix, qui ne sont pas actives en digital et qui dans le réseau physique n’offrent pas d’expérience, sont amenées à perdre des parts de marché, voire à disparaître. Typiquement c’est le phénomène de la fin de Vivarte.

Ce qui a évolué par rapport à 2020, c’est l’accélération du digital. On ne découvre pas cette tendance, mais à la faveur de la crise du Covid un certain nombre de clients qui pratiquaient peu la commande digitale ont testé et ont vu que cela fonctionnait. Le deuxième phénomène, c’est la pérennisation du télétravail. Cela a beaucoup poussé et va continuer de pousser les ventes sur internet. Avec des salariés qui sont deux jours par semaine en télétravail, l’heure de livraison n’est plus un frein. En fait, cela résout le problème de la réception de la livraison de la commande digitale. C’est un énorme accélérateur. Avec ces phénomènes, nous avons accentué notre ambition de digitalisation.
 
FNW : C’est-à-dire?

EP :
Prenez une marque comme Sœur: avant la crise, elle faisait 15% de ses ventes en digital. Depuis le début 2021, cette part est quasiment passée à 50%. Dans notre portefeuille, nous avons des marques digitales comme NV Galery en décoration qui n’a qu’un showroom physique mais fait la quasi-totalité des ventes en ligne. Le Slip Français a encore augmenté sa part de ventes en digital en passant à 75%. Mais pour nous, alors qu’avant la crise Covid, la ligne directrice était d’avoir au moins un tiers des ventes en digital pour une marque qui n’est pas née en digital, avec ce verrou qui a sauté, l’ambition est de contingenter les 50%. Mais attention, une marque qui n'a pas la capacité de susciter d'émotion, qui ne raconte pas d’histoire, n’atteindra jamais ces niveaux.
 

Soeur a développé sa présence en ligne avec des ventes digitales qui représentent 50% de son chiffre d'affaires - DR



FNW : Quelle est la place du retail dans votre philosophie?

EP :
Le rôle du magasin physique est très important. Pour certaines activités, c'est évident comme le karaoké et les salles de sport. Mais aussi par exemple avec Jimmy Fairly: la moitié du chiffre d’affaires vient des ventes de lunettes avec des verres corrigés. Forcément le service est réalisé en magasin. Nous pensons qu’il faut toujours un lien physique pour soit rendre le service, soit confirmer ou véhiculer l’univers sensoriel au client. Nous sommes des adeptes de l’omnicanalité. Le plus important ce n’est pas que la marque soit en physique ou digital, mais qu’elle maîtrise complètement la relation avec le client, lui raconte une histoire, en créant une communauté autour de la marque. Après, que le chemin soit physique ou digital pour réaliser une vente, c’est une modalité pratique au choix du client.
 
FNW : Est-ce que cela a un impact sur votre stratégie d’ouvertures de magasins?

EP :
Nos participations sont des marques en phase de croissance. Nous ne sommes pas dans la problématique d’un réseau trop étendu. Mais globalement, dans les mois qui viennent, nous aurons une accélération de la transformation digitale. Cela ne veut pas dire que l’on n’ouvrira pas de boutiques, mais ce sera ponctuel, pour compléter un maillage.

Ensuite nous voyons des évolutions très intéressantes. Des magasins qui fonctionnaient uniquement le samedi, par exemple rue de Passy à Paris, accueillent une clientèle toute la semaine. A l'inverse, la consommation baisse dans des lieux de destination, parce que la circulation est plus compliquée dans Paris et les gens restent dans leurs quartiers. La consommation devient plus proche du lieu de vie que du lieu de travail.

FNW : Sur quels sujets travaillez-vous pour renforcer ce potentiel digital?

EP :
Nous avons plein de sujets. Dans les grands thèmes, nous avons bien sûr l'omnicanalité, avec des développements sur les sites et magasins. Nous avons aussi un dossier sur la gestion de la donnée afin de connaître le client pour le mettre au cœur de la réflexion. Et enfin tout un sujet transactionnel, ce qui veut dire avoir des sites rapides, pratiques, disposant d'un tunnel d’achat optimisé. Ce sont des investissements déjà engagés. Notre approche est d’avoir les experts opérationnels qui permettent de mesurer rapidement l’impact des décision prises et d’ajuster. Nous mutualisons et diffusons les bonnes pratiques. L'objectif est d'augmenter l’engagement des clients sur les réseaux mais à moindre coût. Je vous ai donné l'exemple de Soeur qui est passé de 15% à 50% de ventes en ligne. Cela doit se faire en maîtrisant les dépenses de marketing digital.


Les participations optimisent les investissements en marketing digital DR DRFNW : Quel bilan tirez-vous des soldes?EP : Par anticipation, quand la crise du Covid est arrivée, nous avons beaucoup travaillé les achats e - DR
FNW : Quel bilan tirez-vous des soldes?

EP :
Par anticipation, quand la crise du Covid est arrivée, nous avons beaucoup travaillé les achats e


FNW : Quel bilan tirez-vous des soldes?

EP :
Par anticipation, quand la crise du Covid est arrivée, nous avons beaucoup travaillé les achats en préventif. Nous avons abordé la période de soldes avec des stocks résiduels faibles, nous avons un taux d’écoulement bien meilleur que les années précédentes. Nous bénéficions aussi d'un phénomène de reprise de la consommation sur les marques bien positionnées.

FNW : Quelles sont les perspectives pour vos participations pour cette année 2021?

EP :
Nous sommes confiants sur la reprise post-crise. Bien sûr, nous espérons que les Français seront raisonnables et se feront vacciner. Les résultats du début 2021 sont encourageants et les perspectives sont assez bonnes. Nous sommes en ligne avec nos budgets à la fois en termes de chiffre d’affaires et de rentabilité. Nous sommes confiants sur la reprise dans les mois qui viennent aussi car nos clients CSP+ sont peut-être moins impactés. Sur le portefeuille mode, nous avons des croissances à deux chiffres qui sont très au-dessus des indicateurs du marché.

FNW : C'est également en progression par rapport à 2019?

EP : 
Oui, je pense que nos marques sont en train de gagner des parts de marché. Dans un marché qui se contracte, les marques qui sont bien positionnées vont croître car la consommation se tourne vers les marques premium, l’hyper luxe ou sur des acteurs qui sont uniquement sur le prix. Et tout le reste, ce qui représente 80% de la consommation, va décroître.

FNW : Serait-ce enfin la concentration du marché?

EP :
Oui, on le pense. La diminution de la présence de marques, qui étaient sur le même modèle que celles qui composaient le portefeuille du groupe Vivarte, va s’accélérer dans les années qui viennent.
 
FNW : Dans ce contexte, regardez-vous de nouveaux dossiers pour de nouvelles prises de participation?

EP :
Tout à fait. Nous regardons beaucoup de dossiers actuellement et beaucoup sont intéressants. Nous n’avons rien trouvé dans les derniers qui nous plaisait. Pour nous, il faut qu’il y ait un « fit » avec un dirigeant associé à un business model, un produit ou un service. Mais le marché est très actif.

FNW : Vous regardez quels profils d’entreprises?

EP :
Nous regardons avant tout les sociétés françaises et européennes. Nous avons un regard sur nos secteurs historiques comme la cosmétique, mais aussi la food (l'alimentation, ndlr) ou la nourriture pour animaux. Nous regardons les nouvelles mobilités, avec par exemple des marques de vélo électrique, des sujets liés au voyage... Mais toujours des marques de consommation qui sont en direct avec le consommateur et avec un positionnement premium.
 

Balibaris


FNW : Comment expliquez-vous la vivacité du secteur des fusions et acquisitions actuellement?

EP :
Je pense que le dynamisme est d’abord lié à de grandes transformations dans tous les domaines, que ce soit dans l’automobile, dans l’industrie ou la consommation. Dans ce contexte, des acteurs s’adaptent plus vite, détectent les tendances avant les autres. Les acteurs plus importants ont envie de les intégrer pour faire leur propre transformation. Et les fonds se disent que ces sociétés plus petites ont perçu la tendance du marché et veulent les aider à accélérer pour ensuite en faire un acteur dominant. Donc fonds et industriels ont, pour des raisons différentes, un appétit pour des sociétés plus petites qui ont détecté les tendances de leur secteur.

Par ailleurs, les fonds d’investissement ont des liquidités importantes du fait de taux d’intérêt bas. Mais c’est annexe. Le premier sujet reste que nous sommes dans une phase de transformation des business models. On sent que les acteurs de demain ne sont pas forcément ceux d’aujourd’hui et il y a une volonté des acquéreurs d’identifier ces marques.

FNW : En tant qu’acteur encore modeste du secteur, avez-vous la capacité de lutter sur les projets?

EP :
En fait, tout dépend du moment où vous investissez dans les sociétés. Si c’est une société qui n’a pas encore fait ses preuves, vous pouvez avoir des niveaux de valorisation corrects. Si c’est une société qui a démontré qu’elle était pertinente dans différents formats et à l’international, un acquéreur qui va analyser qu’elle peut prendre une grande part du marché et sera prêt à payer le prix fort. Mais je pense que les approches restent rationnelles de la part des acteurs qui sont peut-être prêts à payer plus cher qu’avant des actifs qui démontrent qu’ils ont une longueur d'avance dans les transformations en cours. En réalité, les actifs moyens ou mauvais ne sont pas survalorisés.

FNW : Est-ce que les marques et jeunes entreprises sont plus en recherche de partenaires financiers du fait de la crise?

EP :
Non, je ne pense pas. Ce n’est pas parce qu’il y a plus de liquidités sur le marché qu’ils vont accélérer une ouverture de capital ou changer d’actionnaire. Généralement, quand vous changez de stratégie, c’est que vous avez un projet. Pour la majorité des dirigeants, ce sont les impératifs opérationnels qui priment et ensuite ils regardent si les conditions de marché sont plus ou moins favorables. Pour nous, c’est un critère clé. Nous cherchons à nous associer à des dirigeants qui ont avant tout une volonté opérationnelle de leur société.

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