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21 janv. 2020
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Ces baskets qui marchent dans les pas de Veja

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21 janv. 2020

Elles ont progressivement investi le vestiaire contemporain pour devenir un must-have. Démocratisée par la pop culture grâce à des modèles iconiques comme la Stan Smith chez Adidas ou la Air Jordan de Nike, la basket est devenue un véritable phénomène de société. Cette popularité grandissante a entraîné une ruée vers l'or des équipementiers sportifs comme Nike, Adidas et Reebok, qui se sont adaptés en proposant une offre dite lifestyle destinée à un usage urbain. Ces dernières années, en raison du développement exponentiel du commerce en ligne et de l'influence des réseaux sociaux, la course à la nouveauté n'a jamais été aussi intense, menant le marché de la sneaker à peser plus de 80 milliards d'euros à l'échelle mondiale. Les griffes de luxe se sont d'ailleurs elles aussi insérées sur ce créneau juteux. La rareté est devenue un critère d'achat là où le prix d'une paire peut atteindre plusieurs dizaines de milliers d'euros. Mais dans cette course folle à l'inédit et à l'exclusif, les marques doivent aujourd'hui faire face à un défi de taille : la prise de conscience écologique. Décrié pour son impact sur l'environnement, le milieu de la mode, et par extension celui de la chaussure, sont devenus des cibles de choix pour leurs détracteurs. Ainsi, de plus en plus de marques de baskets, notamment françaises, choisissent de se lancer en se positionnant sur un modèle écoresponsable. Qui sont ces jeunes pousses, et dans un marché ultra-concurrentiel, y a-t-il de la place pour tout le monde sur ce créneau ?


La marque Corail mise sur le plastique recyclé - © Corail


Le constat est bel et bien là : les jeunes marques de baskets écoresponsables fleurissent sur le marché de la chaussure, et notamment en France. Ces dernières années, plusieurs d'entre elles comme Allbirds basée à San Francisco, la hongkongaise Lane Eight, sans oublier Veja se sont lancées sur ce créneau. De quoi donner des idées à de jeunes pousses françaises comme Ubac, Igwe, OTH, Caruus, Wilo ou Corail, pour n'en citer que quelques-unes. Un choix stratégique pour ces jeunes entreprises ? Certainement, mais pas seulement, car le profil de ces jeunes entrepreneurs est souvent le même : dans la vingtaine, avec souvent une expérience professionnelle au sein d'un groupe de luxe ou d'une grande marque, mais surtout une forte volonté de penser la consommation de manière responsable en proposant un produit dont le circuit de fabrication respecte l'environnement et les hommes.

Répondre à l'évolution des mœurs

Car finalement qu'est-ce qu'une basket qui se revendique écoresponsable ? Pour Cyril Brenac, cofondateur de la marque normande Caruus née en septembre 2018, le phénomène de production éthique ne passe pas seulement par un simple discours de marque : "Avant de nous lancer, nous avons travaillé pendant un an et demi à établir une cartographie de nos impacts afin de les mesurer et de pouvoir les réduire sur l'ensemble du cycle de vie de notre basket : de l'extraction de la matière première à la fin de vie", explique le jeune homme. L'objectif pour lui était de savoir exactement ce qui caractérisait une démarche écoresponsable afin que le projet soit cohérent et pertinent.

Cette démarche passe d'abord par un sourcing raisonné des matières premières. Ces nouvelles marques utilisent ainsi des matières biosourcées (lin, coton, chanvre, laine), recyclées (plastique, caoutchouc) ou récupérées (cuir). Elles sont ensuite retravaillées dans des usines bien souvent françaises, comme c'est le cas pour la marque parisienne Corail, lancée début 2019, et qui utilise des bouteilles en plastique récupérées le long des côtes marseillaises : "Elles sont broyées en micro-granules puis transformées en fil dans une usine à Rouanne", explique Alexis Troccaz, cofondateur de la marque. "Cela forme ensuite un tissu qui est utilisé pour assembler les baskets."

Même schéma pour la marque Ubac, fondée il y a un peu plus d'un an et qui elle, travaille la laine. "On récupère des vêtements en laine par exemple dans les réseaux Emmaüs", indique Mathilde Blettery, l'une des deux têtes pensantes du duo à l'origine d'Ubac, "une filature dans le Tarn se charge ensuite de les défibrer pour créer une nouvelle matière première."


Ubac travaille la laine pour créer ses baskets - © Ubac


En plus d'avoir une dimension écologique, ces jeunes marques souhaitent agir du côté humain. Pour beaucoup d'entre elles, le travail avec les acteurs locaux a été un choix naturel afin de réduire au maximum leur empreinte carbone, mais aussi pour stimuler la production française et ses emplois. Un bon moyen aussi pour eux d'assurer une proximité avec leurs fournisseurs et d'établir une relation de confiance. C'est d'ailleurs sur cet aspect humain que la plupart de ces marques se sont appuyées afin de trouver des fonds en proposant un système de pré-commandes.

Ubac par exemple, a utilisé la plateforme de financement participatif Ulule et a ainsi récolté 168 000 euros en cinq semaines grâce à 1 944 pré-commandes de paires de chaussures : "On ne s'attendait vraiment pas à un tel engouement", admet Mathilde Blettery. Même écho chez Corail qui a enregistré 2 883 pré-commandes pour un montant total d'environ 260 000 euros. Une belle somme pour la marque, un peu surprise par cet afflux de commandes. "Les réseaux sociaux nous ont vraiment aidés, admet Alexis Troccaz, car notre objectif de départ était de vendre entre 300 et 500 paires."

Déconstruire le mythe de l'écoresponsable



Le nombre conséquent de pré-commandes enregistrées par ces marques répond à une vraie demande de la part des consommateurs dont les mœurs d'achat ont évolué ces dernières années. Pour Mathilde Blettery de chez Ubac, il y a "une vraie prise de conscience écologique car auparavant les gens ne parlaient pas de ce genre de problème". D'après elle, cela a commencé par l'alimentaire, et désormais c'est vers l'industrie du vêtement que les regards se sont tournés.

"Il y a une forme de culpabilité qui s'installe inévitablement chez le consommateur, et des marques comme la nôtre doivent contribuer à sensibiliser et à éduquer le consommateur". Car de plus en plus de consommateurs se posent la question de la traçabilité des produits qu'ils achètent et le secteur de l'habillement ne devrait pas échapper à cette règle à l'heure où sont développées des applications comme Clear Fashion qui visent à tracer le circuit de fabrication d'un vêtement.


Caruus utilise diverses matières recyclées pour ses baskets - © Caruus


Si la démarche est louable et semble pour le moment fonctionner, plusieurs questions se posent face à l'émergence de ces jeunes pousses de la sneaker. Ne se retrouve-t-on pas limité au niveau créatif et technique lorsque l'on travaille ces nouvelles matières sur de la chaussure ? Pour Alexis Troccaz de chez Corail, le premier objectif d'une marque de baskets écoresponsables est de proposer un design simple mais efficace pour montrer que le travail des matières biosourcées ou recyclables est possible et effectif. Mais pour lui, "la marque n'est pour le moment pas confrontée à ce problème de blocage technique", car "il y a une vraie industrie forte de matériaux recyclés, d'alternatives au cuir, de nouveaux pigments de couleurs". Il ajoute également que c'est un travail collectif où les marques poussent aussi leurs partenaires du circuit de production à évoluer dans ce sens.

Se pose aussi la question de savoir comment vont évoluer ces marques dans le temps ? Si la prise de conscience de la part du consommateur est bien présente, pour Cyril Brenac de la marque Caruus, il s'agit aussi de déconstruire l'image souvent négative du produit écoresponsable. "Il faut que les gens se disent qu'ils consomment du Caruus, et pas forcément de l'écoresponsable", indique le jeune entrepreneur. Car pour lui, le but est de proposer un produit qui soit, avant tout, mode, tout en étant écoresponsable. "Le consommateur doit d'abord l'acheter parce qu'il le trouve beau et pas simplement parce qu'il adhère au côté éthique de la marque". L'un entraîne l'autre, et vice-versa donc.

Chez Ubac, le discours est sensiblement le même et l'objectif pour conserver une clientèle est d'offrir un beau produit car la basket reste avant tout un élément de style qui se doit d'être confortable. "Une marque de baskets écoresponsables peut aussi se renouveler en travaillant de nouvelles matières et en proposant de nouveaux designs, comme nous avons prévu de le faire", explique Mathilde Blettery. La marque souhaite ainsi innover en proposant des imprimés sur ses prochains modèles et en développant une distribution physique à partir de septembre 2020. Même projet chez Corail qui espère rapidement intégrer des grands magasins comme les Galeries Lafayette et Printemps. Chez Caruus, cela devrait passer par la mise en place d'un service inédit de réparation de chaussures, tout en poursuivant le développement de nouveaux modèles.

Quid des géants du secteur ?



Si de petites start-up se lancent sur le créneau des baskets éthiques et que la demande du consommateur est là, qu'en est-il des géants du secteur ? "C'est un marché à la mode que beaucoup de marques vont bien souvent utiliser comme un levier marketing", déplore Cyril Brenac. Pour lui, les mentalités changeantes poussent les grands équipementiers sportifs comme Nike, Adidas ou Reebok à devoir s'adapter à l'état d'esprit de leurs clients. "Les grandes marques ne peuvent plus ignorer ce changement de mentalités ce qui les poussent à aller dans ce sens", précise le jeune homme.

La suspicion de greenwashing, pour profiter d' un effet de mode, n'est jamais très loin. Mais pour Alexis Troccaz, cet écoblanchiment va "atteindre ses limites car on en est à un stade où les consommateurs se renseignent de plus en plus" (sur la traçabilité des produits qu'il achètent, ndlr). "Cela va venir d'en bas", ajoute-t-il, "et les marques seront forcées de s'adapter à cette logique, elles n'auront plus le choix si elles veulent perdurer."


La basket Adidas faite en plastique recyclé - © Adidas


Le chemin semble donc encore long pour parvenir à rationaliser une production de manière écologique pour ces mastodontes de la basket qui produisent quotidiennement des dizaines de milliers de paires. Mais pour les trois jeunes pousses interrogées, l'effort est cependant à saluer. "Toute démarche dans ce sens est bonne à prendre", indique Cyril Brenac. Dès 2015, Adidas s'était en effet associé à Parley for the Oceans (une organisation de lutte contre la pollution maritime) afin de créer un vestiaire à base de bouteilles en plastique recyclées. L'équipementier allemand prévoyait d'ailleurs de fabriquer plus de onze millions de paires de baskets à base de plastique recyclé en 2019. Très discret sur ses ambitions écologiques, Nike s'était cependant essayé à la basket dite "écologique" début 2011 avec une version fabriquée à base de lamelles de magazines découpés puis cousues entre elles. Même son de cloche chez New Balance qui annonçait en octobre dernier un partenariat inédit avec la marque Reformation, un spécialiste du prêt-à-porter féminin éthique, pour le lancement d'une basket écoresponsable. "C'est génial que ça bouge", insiste Cyril Brenac, "mais ça reste souvent un coup de communication éphémère". Beaucoup d'efforts restent à faire, donc.

Veja, prophète de la basket écolo



Quoi qu'il en soit, les jeunes marques qui se lancent sur ce créneau sont unanimes pour saluer le travail de Veja qui semble avoir ouvert la voie, non seulement sur le marché français mais aussi à l'international. "Ils ont un discours très pertinent et ont été pionniers à une époque où jamais personne ne se serait lancé sur ce créneau", s'amuse Alexis Troccaz. Pour Mathilde Blettery de la marque Ubac, leur travail est louable car ils ont montré qu'il était possible de centraliser complètement une production (en l'occurrence au Brésil pour Veja, ndlr). Même discours chez Caruus où Cyril Brenac admire le fait "qu'ils aient poussé le consommateur à faire attention à ce qu'il achète".

Quant à la question de savoir si tout le monde a sa place sur ce marché, la réponse est là aussi unanime pour les trois jeunes entrepreneurs. "Il y a une véritable urgence écologique et un marché qui est en pleine mutation avec une demande émergente poussée par les jeunes générations", indique Alexis Troccaz. Un marché émergent donc, et dans lequel les marques n'en sont pas encore à l'étape de se cannibaliser entre elles. Mais comme tout marché qui prend de l'ampleur, elles devront être à même d'innover sous peine de s'essouffler. Reste à savoir lesquelles parviendront à tirer leur épingle du jeu pour parvenir à dessiner un nouveau visage de la mode.

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