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14 avr. 2021
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"Score carbone": la filière mode partagée et inquiète face au dispositif

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14 avr. 2021

L'imposition dès 2022 d'un "score carbone" sur les pièces d'habillement est accueillie positivement par la filière mode. Sur le fond, tout du moins. Les industriels y voient un outil de promotion du made in France, les enseignes un moyen de montrer la sincérité de leurs engagements durables, et les créateurs la généralisation de valeurs dont ils ont longtemps été les seuls ambassadeurs. Mais si l'ambition éthique ravit, la mesure inquiète sur la forme, entre les flous entourant le futur dispositif et les coûts élevés qu'il pourrait générer.


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"C'est une énorme rupture de concurrence entre petites et grandes entreprises", prévient Clarisse Reille, directrice générale du Comité de développement et de promotion de l'habillement, le Défi. "On ne peut qu'être d'accord sur les enjeux environnementaux. Mais on voit qu'il faudrait un score pour chaque produit, chaque vêtement. Or, la mode, ce n'est pas comme l'automobile: on peut avoir un catalogue d'au minimum 200 pièces. Et donc 200 scores à mesurer. Cela implique que des petites structures sachent parfaitement ce qu'il se passe chez chaque sous-traitant, à chaque étape de fabrication. On dit à des petits créateurs 'faites vous-même le calcul'. Or il est très difficile d'obtenir toutes ces données. Et tout cela va coûter beaucoup d'argent à des petites marques qui, ironiquement, avaient elles déjà intégré la responsabilité environnementale dans leur modèle."

Une inquiétude qui se ressent effectivement du côté des jeunes créateurs de l'association French Fashion Union (FFU), chez qui les questions sont nombreuses. Quel fonctionnement pour le score carbone? Quel mode de calcul? Et surtout quel coût? Rappelant que toute une génération de marques et DNVB (digital native vertical brands) s'est en effet créée autour des principes de la RSE, les créateurs s'inquiètent maintenant du flou qui pourrait perdurer autour du score carbone, pour lequel le secteur habillement va servir de cobaye pour une durée de cinq ans. Posant la question de l'accompagnement des petites structures face aux nouvelles exigences.

Un dispositif lourd à mettre en place



"C'est une démarche très structurante qui demande d'avoir des interactions avec des secteurs, milieux et personnes avec lesquels on n'a pas forcément l'habitude d'échanger. Et se pose également la question du coût", explique Morgan Bancel, cofondateur de la FFU, qui fait un parallèle avec la récente aventure des productions de masques. "On nous a demandé de faire des masques rapidement, puis un jour on nous a dit qu'il fallait tous les faire certifier, en passant par plein d'organismes. On retrouve un peu le même problème sur le score carbone. C'est une excellente chose pour notre industrie, mais cela peut rapidement devenir très compliqué pour les jeunes créateurs... au point de se demander si on arrivera à respecter cela. Il faudrait un véritable accompagnement, mais j'ai des doutes sur ce point".

"C'est une réécriture d'un élément de la loi Agec de 2020 (loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, ndlr)", relève de son côté Yohann Petiot, directeur général de l'Alliance du Commerce (grands magasins, enseignes mode et chaussures). "Celle-ci donnait le temps de l'expérimentation à partir de 2020. Ce qu'a fait Decathlon ou ID Group. Or on a eu la crise depuis, et ces expérimentations ont été difficiles à mener. Ce qu'il faut, c'est un cadre clair. Avant de collecter de la data, il faut que soit définit clairement jusqu'à quelle donnée on remonte. Il y a des questions de traçabilité qui se posent. Tout le monde aura à terme le même système. Est-ce que dans les faits cela change le comportement des consommateurs, il sera intéressant de regarder cela. A prix égal, cela fera peut-être une différence."

Via l'Ademe (agence de transition écologique), la loi Agec visait à encourager à partir de septembre la production durable en accélérant le déploiement de l'affichage environnemental. Une enquête menée par le Defi montre que 65% des petites entreprises n'ont pas entendu parler de cette expérimentation. "Ils y sont favorables à 56%, et sont même 50% à juger que ce devrait obligatoire", souligne Clarisse Reille. "Donc les inquiétudes soulevées par ce score carbone ne doivent pas être prises pour un refus."

Un étiquetage moins problématique pour les industriels



Au sein de l'Union des industries textiles (UIT), on constate deux types de réactions à ce futur étiquetage environnemental. D'un côté, la Fédération de la maille juge que le score carbone est une bonne chose, tout en estimant que ce dernier ne doit pas être obligatoire. "Certaines entreprises ne sont pas prêtes, et doivent se préparer à répondre à ces obligations de façon sérieuse", explique le président de l'UIT, Yves Dubief. "De plus, quand on s'engage dans l'affichage carbone, certains éléments s'avèrent très complexes, ce qui incite les marques à la prudence."


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L'autre courant de réactions au sein de l'UIT est celui des industriels, qui voient dans le score carbone un bon outil pour se différencier. "C'est plus facile pour les industriels, dont je fais partie. Je sais où j'achète le fil", souligne Yves Dubief, président du fabricant Tenthorey (Eloye). "On pense que ce score est un outil pour informer le consommateur, qui va davantage choisir des produits français et européens, ce qui poussera les distributeurs français à se tourner davantage vers nos entreprises pour remplir les rayons. Mais cela prendra quoi qu'il arrive du temps."

Le calendrier de mise en place du score carbone, qui apparaîtrait dès 2022, fait également tiquer les entreprises. Surtout en aval de la filière. "Même chez des grandes structures comme la société de lingerie Eminence, cela va revenir à étiqueter 15.000 produits différents. Surtout que si l'entreprise remonte jusqu'à son tisseur, celle-ci devra quant à elle être en mesure de contrôler d'où viennent ses fils. Sachant qu'un seul produit peut contenir plusieurs tissus. Et, comme quand on parle de bio ou de recyclé, il faudra prouver ses dires. Donc les entreprises de mode vont sans doute devoir créer un poste, voire tout un service, pour effectuer tout ce travail administratif."


"Les élus n'ont pas conscience de la complexité et de la largeur des collections mode"



"Les fédérations ont l'intention de monter au créneau auprès des parlementaires sur ce sujet, car c'est nuisible pour les entreprises", prévient Clarisse Reille. "Les élus n'ont pas conscience de la complexité et de la largeur des collections mode. Et on n'a clairement pas vu le coup venir".

Pour la dirigeante du Défi, financé par la filière mode-luxe, le surcoût induit par l'étiquetage carbone pourrait même entraîner une hausse des prix sur les produits d'habillement. "Car, au-delà de réunir les données, il va aussi falloir produire les étiquettes et les faire ajouter individuellement à chaque pièce. Et cela va particulièrement pénaliser les plus petits."

Un autre point qui inquiète est d'ailleurs l'ajout d'une énième indication sur les vêtements, alors que les quinze dernières années ont vu exploser le nombre de labels et autres signes distinctifs censés éclairer sur la durabilité des pièces. Au risque de rendre le tout illisible. "Le consommateur ne va plus forcément savoir qui correspond à quoi", s'inquiète Morgan Bancel. "Nous en sommes encore au début de cette révolution verte de la filière, et il n'y a déjà pas d'harmonisation entre labels et certifications. C'est problématique."

Pourquoi ne pas attendre l'Europe?



Un autre point d'agacement posé par la mesure est le fait que la France ait pris les devants sur une future législation européenne qui, le moment venu, changera à nouveau les règles pour les entreprises françaises. "On va plus vite que le débat européen", s'exclame Clarisse Reille, qui pointe là encore une distorsion concurrentielle au détriment de l'habillement tricolore. A l'Alliance du Commerce, ce point est l'inquiétude majeure posée par le texte français, dont on espère qu'il sera en cohérence avec les travaux actuellement menés au niveau européen, "pour que les entreprises ne soient à terme pas face à des dispositifs différents, voir opposés, créant ainsi des usines à gaz."


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Du côté de l'UIT, on regarde déjà vers l'étape suivante. Les filières française, italienne, espagnole et portugaise, soutenues par 3.000 entreprises, entendent défendre leur idée de label auprès des instances européennes. "Ce que l'on voudrait que la réglementation européenne retienne, c'est une étiquette à cinq lignes, qui s'appellerait ETIC: European Textile Identity Card", explique Yves Dubief.

"Chaque ligne indiquerait d'où vient la fibre, où s'est fait la filature, le tissage/tricotage, l'ennoblissement et la confection. Et quand cela serait indiqué France, Italie ou Espagne, il pourrait y avoir une étoile pour marquer le fait que c'est européen".

Reste à savoir si le lobbying de la filière paiera. D'autres espèrent que, d'ici là, la filière sera moins pointée du doigt en matière d'environnement. "Ce qui est curieux", note Clarisse Reille, c'est cet acharnement sur l'habillement. Alors que, bizarrement, on ne parle jamais de la filière chimie, par exemple…"

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